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Ce texte est un extrait de Vers un ordre social chrétien*, publié en 1907 et écrit par René de la Tour du Pin.*

A la suite du profond et profondément honnête discours par lequel le comte Albert de Mun a clos l'assemblée générale, des délégués venus des assemblées provinciales tenues à l'occasion du centenaire de 1789, l'école classique des économistes s'est émue : les uns ont constaté ironiquement que le langage du « noble comte » ne laissait pas de ressembler à celui des « pires ennemis de la société » actuelle. Les autres, plus bienveillants, se sont voilé la face.

Mais, comme il n'y a pas de pire ennemi de la société que lui qui non seulement ne l'avertit pas de la perte à laquelle elle court mais encore l'excite à mépriser les avertissements, je crois à mon tour et très humblement faire acte de bon citoyen en cherchant à me rendre compte et à montrer en quoi le siècle actuel porte la marque de l'Usure et mérite d'en conserver le nom, comme l'a dit mon éminent ami.

Ce ne sont d'ailleurs pas ses opinions que je prétends formuler ici, mais uniquement les miennes, telles que l'observation m'a conduit à les former; étant prêt à les modifier sur les points où la discussion que je cherche me ferait apercevoir mon erreur ; erreur d'ailleurs facile en matière aussi délicate et complexe, où il faudrait apporter la subtilité d'un théologien et la logique d'un mathématicien. Ne possédant ni l'une ni l'autre de ces aptitudes spéciales, je ne me suis permis aucune digression théologique, bien que le sujet semblât l'exiger, et je n'ai pu qu'indiquer des calculs, sans les faire, bien qu'ils soient eux aussi inhérents à la nature du sujet.

J'essaierai de montrer dans une première partie du mémoire les effets du système usuraire, dans une seconde ses remèdes, dans une troisième et dernière l'ensemble du régime économique dont elle serait bannie. Je ne lui ai pas donné de nom, parce qu'on ne baptise les gens qu'après leur naissance. Quant au régime économique de ce siècle qui repose sur l'Usure, il a un nom : le Capitalisme.

I. — Des effets de l'Usure

L'Usure, communément parlant, signifie le prélèvement d'un intérêt excessif à raison du prêt d'un capital. Scientifiquement parlant, tout intérêt de cette sorte est une Usure, que le taux en soit légal, modéré ou non. Ces distinctions, en effet, tout importantes qu'elles soient au point de vue du légiste ou à celui du moraliste, ne sauraient changer le caractère intrinsèque de l'opération en vertu de laquelle le prêt cesse d'être gratuit comme c'est dans son essence ; c'est même cette gratuité essentielle qui le distingue du contrat de location.

On loue un objet qui s'use par l'emploi pendant la durée de la location, comme un cheval, une maison, parce que c'est aliéner en réalité une partie de leur valeur, que le loueur ne récupérera pas en rentrant en leur possession : on prête ces mêmes objets, si c'est pour un temps si court que leur usure par l'usage auquel ils sont destinés sera insensible. Le langage courant consacre cette distinction : on demande à un ami de vous louer son cheval; il proteste qu'il ne saurait que vous le prêter. Le langage a donc conservé au mot « prêt » sa signification de service rendu à titre gratuit, bien que l'usage moderne ait rendu habituel le prêt à titre onéreux, c'est-à-dire l'emploi du contrat de location en matière de prêt d'un objet qui n'est pas déprécié par le fait du prêt.

Ainsi dans l'aliénation temporaire d'un objet il y a de plein droit location lorsque cette aliénation entraîne une détérioration ou diminution de l'objet transféré ; il y a prêt lorsque ce titre n'existant pas pour justifier une indemnité, ou le propriétaire ne voulant pas recevoir cette indemnité, le transfert de l'usage est gratuit ; enfin il y a Usure lorsque, ce titre n'existant pas, il y a néanmoins stipulation d'indemnité.

Les moralistes justifient alors cette indemnité comme présentant le caractère d'un dédommagement ou pour la perte d'un bénéfice assuré ou pour le risque de la non-réintégration de l'objet prêté. Ils ne disent pas alors qu'il n'y a pas Usure, mais seulement que cette Usure est légitime au même titre que le taux d'une location. Lorsque l'Usure s'applique en place d'un prêt en nature à un prêt en argent, elle s'appelle communément intérêt.

Ainsi prêter à intérêt, c'est prêter à Usure, c'est-à-dire c'est tirer une location d'un objet qui doit vous être restitué intégralement sans détérioration, dépréciation ni diminution. Je vous prête 100 francs au denier 20, c'est dire que je vous loue 100 francs pour en tirer un profit de 5 francs, alors même que je vous réclamerai mon avoir intact, sans qu'il ait subi d'usure. Ce n'est donc pas le temps et l'usage qui ont produit une usure de l'objet prêté dont je doive être indemnisé, c'est moi qui fais l'usure par ma convention et à ma convenance.

Ceci est aussi mathématiquement sensible que grammaticalement exact, si je prends l'intérêt en dedans, c'est-à-dire si, inscrivant de ce chef 100 francs à mon crédit je ne vous livre que 95 francs ; ce n'est pas moins vrai si je prends l'intérêt en dehors, c'est-à-dire si, vous livrant 100 francs, je vous en impute à dette 105. C'est toujours une opération d'escompte qui entraîne une diminution, une usure du capital transféré par le fait du transfert, puisque ce qui représentait dans mes mains avant d'être employé 100 fr. ou 105 ne passe dans celles de l'employeur qu'à l'état de 95 fr. ou de 100 fr.

Aussi, de même qu'une pièce de monnaie en changeant de main subit une certaine usure qui s'appelle le frai, et qui, si n'était sa valeur de convention, la déprécierait d'autant, de même, beaucoup plus rapidement, une valeur de crédit s'use dans ce régime du prêt à intérêt. Le prêt consume la substance de l'emprunteur en la faisant passer aux mains du prêteur, sans qu'il y ait eu entre les deux, échange de services comme dans une vente ou une location où chacun trouve son compte.

Après une vente au juste prix, ou une location équitable, chacune des deux parties est aussi riche qu'avant, et les plateaux de la balance n'ont pas été déplacés ; après un prêt, au contraire, l'équilibre est rompu instantanément.

Mais ce n'est pas tout : l'intérêt a été fixé par annuité ; l'année écoulée, s'il n'y a pas remboursement, l'opération recommence par reconduction : ce n'est plus un vingtième de la somme prêtée, mais deux qui passent du plateau du débiteur dans celui du créditeur. Au bout d'un certain nombre d'années, si les intérêts sont simples, d'un moindre laps s'ils sont composés, — c'est-à-dire selon que leur progression est arithmétique ou géométrique, — toute la somme prêtée sera retournée dans l'un des plateaux et il ne restera plus rien dans l'autre, — sans pour cela que les parties soient quittes. Non, à tout jamais la balance a pris son inclinaison, et quelle inclinaison ! l'un a doublé son avoir primitif, l'autre sa pénurie.

Où est l'échange ?

Donc, par le simple fait de l'emprunt contracté en vue de la satisfaction d'un besoin et de la condition d'un intérêt mis au prêt correspondant, l'équilibre social tend à se rompre par l'effet croissant d'inégalités économiques, sans autres limites que celles de l'opulence incalculable à l'extrême misère.

Autrement dit le système, cher au conservateur, qui généralise le prêt intéressé, exerce sur les conditions sociales une action directe essentiellement perturbatrice.